samedi 7 mai 2022

Ça a commencé en douceur

Oh, ça a commencé en douceur. En 1999, ce n’était qu’un grain de sable. On s’est mis à censurer les dessins humoristiques, puis les romans policiers, et naturellement, les films, d’une façon ou d’une autre, sous la pression de tel ou tel groupe, au nom de telle orientation politique, tels préjugés religieux, telles revendications particulières ; il y avait toujours une minorité qui redoutait quelque chose, et une grande majorité ayant peur du noir, peur du futur, peur du passé, peur du présent, peur d’elle-même et de son ombre.
— Je vois.
— Peur du mot « politique » (qui était, paraît-il, redevenu synonyme de « communisme » dans les milieux les plus réactionnaires, un mot qu’on ne pouvait employer qu’au péril de sa vie). Et avec un tour de vis par-ci, un resserrage de boulon par-là, une pression, une traction, une éradication, l’art et la littérature sont devenus une immense coulée de caramel mou, un méli-mélo de tresses et de nœuds lancés dans toutes les directions, jusqu’à en perdre toute élasticité et toute saveur. Ensuite les caméras ont cessé de tourner, les salles de spectacle se sont éteintes, et les imprimeries d’où sortait un flot niagaresque de lecture n’ont plus distillé qu’un filet inoffensif de produits « épurés ».
 


Chroniques martiennes  Ray Bradbury,
1950
extrait de la nouvelle : USHER 2

 Merci à Chantal

L'art en vitrine