Retour à San Catello
Vingt et un clichés. Vingt et un regards. Vingt et un
prénoms associés à la même question : « La première fois. » Et vingt et une
réponses différentes. Louise et son premier éclair au chocolat, Dorothée et son
premier bijou, Jeanne et sa première séance de cinéma. À travers l’objectif,
ces femmes regardent le photographe. Derrière chacun des modèles, la toile de
fond est la même. La série est fascinante, les portraits remarquables. Les
façades et le plan d’eau qui apparaissent en fond de décor rappelleraient un
port de Méditerranée, peut-être bien Marseille. Mais une Marseille oubliée,
révolue. Ces femmes sont toutes adossées à la même rambarde tordue d’une ruelle
étroite, les contre-jours sont audacieux. Les visages expriment la joie, la
surprise, le bonheur, la gourmandise. La plus belle de ces femmes est la plus
âgée.
Sur l’encadrement blanc du tirage, une main a inscrit d’une
jolie écriture : « la Câline », sans doute le surnom de cette femme usée mais
rayonnante. Écrit avec la même graphie, un commentaire précise : « La première
fois que je t’ai vu. » Incompréhensible. Au milieu de tous ces moments joyeux,
une photo projette une détresse authentique. Le modèle paraît très jeune. Elle
s’appelle Fleur, elle se souvient de sa première passe. Qui sont ces femmes ?
Les négatifs sur verre ont moins bien résisté aux années que leurs tirages sur
papier. Fragilité. Cinq sont ébréchés, trois sont fendus, un est en miettes. La
chimie a fait son temps, les contrastes se sont estompés. Sur les plaques
empilées, les visages se désagrègent. Vulnérables. Ces originaux étaient
stockés dans un emballage rigide de produits de laboratoire. Ils ont beaucoup
voyagé, et mal traversé le siècle précédent. Une grande
enveloppe protégeait les tirages. Elle est siglée au titre d’une enseigne de la
belle époque, le studio Majestic. D’autres indices traînent sur l’emballage en
papier jauni : « Rue de Bourgogne, 1937, 11 h 45 / 12 h 05. » Ces précisions
ésotériques indéchiffrables ont été inscrites par l’artiste photographe avec la
même écriture appliquée. Au verso, une liste reprend les prénoms de tous les
modèles, accompagnés d’adresses d’établissements aux titres exotiques.
L’Americano Bar devait être un bon pourvoyeur. Une autre enveloppe, plus petite
et affranchie en France, est destinée à
une adresse américaine dans l’État de New York. L’écriture est la même. Elle
contient six portraits pris à la même époque, moins intéressants. Sur ces six
photographies, cinq femmes et un jeune homme posent dans des tenues du
quotidien. La ressemblance entre les quatre filles et la mère est flagrante.
Incident de parcours, le garçon est flou. Impossible de constater la moindre
parenté entre cet homme et les autres protagonistes. Peut-être était-il le
photographe lui-même, portraitisé maladroitement par un de ses modèles ? Un
Zeiss Ikon à soufflet aux mécanismes intacts était rangé avec les enveloppes
dans une valisette en carton. La chambre noire est comme neuve, protégée par
son étui. Après toutes ces années, la colle d’une dernière enveloppe a séché
contre l’étui de l’appareil photo. Mes manipulations l’ont détachée de l’étui,
elle a voleté jusqu’au plancher. Dans cette dernière enveloppe, une dernière
photo. Étrange. Un double portrait, dans un format différent. Deux jeunes
hommes de profil se sourient, leur nez à quelques centimètres l’un de l’autre,
sur fond de vallée alpine.
Retour à San Catello /Philippe Carrese / Ed. de l’Aube
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